• Vercors - Sylva

    Parmi les innombrables  émissions merveilleuses et inoubliables qu'il y avait autrefois à la radio, il y avait sur France IV, devenu, lors du commencement de la fin, la fin de la radio, dans les années 60, "Inter-Variétés" au début de chaque fin d'après-midi à cinq heures une émission pour les femmes "Rendez-vous à cinq heures", et dans le cours de cette émission il y avait toujours un moment de lecture suivie d'un roman. J'en ai découvert  plusieurs par ce moyen, et il y  en a plusieurs que je n'ai pas oubliés, et que j'entends encore.(par exemple cette nouvelle fantastique : "La mouche" http://archives.site.free.fr/site20022003/sitemonstre/autrmonstres/nouvelles.htm ) L'un d'eux fut "Sylva" de Vercors. (NOUVEAU: il y a un site qui l'étudie de manière détaillée, ici http://vercorsecrivain.pagesperso-orange.fr/sylva.html) Roman sur le thème,  central chez lui, de savoir quelle est la différence entre les hommes et les bêtes,  qu'est-ce qui fait un homme? Dans ce roman il imagine qu'une renarde est devenue tout à coup, par un phénomène non expliqué, une femme.
    Ce livre  a  en fait des défauts exaspérants: il pue le racisme social ainsi que les préjugés rancis de cette époque encore  idéologiquement aveuglée au sujet des animaux par l'ideologie-Descartes/Malebranche et les rites verbaux (ah ce fameux "instinct"!) de plusieurs siècles de refus de voir crispé.  Mais si j'y suis resté attaché, au point de l'acheter trente ans plus tard exprès ! (c'etait l'édition originale, il n'a jamais été réédité, avec des pages à couper et il y en a que j'ai laissées en l'état) c'est bien sûr à cause du souvenir. Et puis aussi à cause de ce passage, qui m'avais bien sûr marqué à l'époque, quoiqu' il ne m'apprenait rien (justement parce qu'il ne m'apprenait rien, l'épouvante de la mort fut l'ombre majeure de mon enfance, et je ne comprends toujours pas, c'est une chose qui m'effare totalement, comment se fait-il que les gens puissent vivre "comme s'ils ne savaient pas" (A. Camus) et pourquoi il n'y a pas des milliers d'enfants qui  se suicident à 10-12 ans, c. à d. une fois arrivés à l'âge de raison?) le moment où Sylva, la renarde devenue femme, découvre la mort. 
    Voici, donc, justement, extrait de cette édition de 1961, le passage en question. Avec ce fameux et tellement classique "argument" pour rassurer les gens, le plus classique, et de loin le plus con ! - mais si souvent efficace, il se base sur la faiblesse infinie de l'intelligence humaine, et l'engourdissement encore plus infini de sa sensibilité (qui cause bien d'autres aberrations et inconsciences de la pensée, pas seulement celle-là !) parmi ceux qu'on nous sert pour "think positive!" sur ce sujet : celui  qui ici appraît sous ces mots : "Mais oui, Bonny aussi, un jour… mais dans longtemps, longtemps, si longtemps que ce n’est pas la peine d’y penser ! "


    « Quand nous la rejoignîmes un peu plus tard, elle avait en effet déterré le chien, mais elle ne l’avait pas touché. Après une journée passé en terre, il était devenu assez atroce : attaqué par les fourmis, les taupes, les nécrophores, il ressemblait déjà, au fond de son trou, à une vielle peau de bique toute mitée, usée, percée, au surplus maculée d’humeurs saignantes. L’odeur commençait à être peu supportable. Sylva regardait la charogne dans une immobilité impressionnante. Je m’approchai d’elle, l’entourai de mon bras, je dis doucement :

    Tu vois, il est mort.


    Sylva ne quittait pas des yeux son malheureux copain. Elle commença de trembler, très légèrement, mais sans arrêt. C’était plutôt un long frémissement interminable. Je la pressais bien fort contre moi. Enfin elle demanda, avec une espèce de difficulté, comme si elle avait eu du mal à faire usage de la parole :

    - Plus… jouer… ?

    Je dis avec autant de douceur que je pus :

    - Non, ma petite Sylva. Pauvre Baron, plus jouer.

    Sylva tremblait avec une intensité croissante. Et puis elle arracha son regard de la triste dépouille, et alors elle le posa sur moi. Ce n’était pas un regard questionneur. C’était plutôt une sorte d’examen aigu, étrangement aigu de mon visage. Comme une méditation profonde sur la signification d’une figure humaine. Mo, je la laissais faire, sans rien dire, n’osant ni tout à fait sourire, ni tout à fait montrer un visage trop grave, trop attristé. Je lui rendais son regard avec tendresse mais ce n’était pas mes yeux qu’elle regardait. C’étaient mon nez, mes lèvres, mon menton. Et à la fin elle demanda, mais sa voix était plate (1) et sans intonation :

    - Bonny aussi, plus jouer ?

    j’éclatai d’un rire discret, plus bas que haut, un rire émis seulement pour rassurer cette crainte singulière.

    - Mais si, Bonny jouera encore. Il n’est pas mort, Bonny ! Il se porte tout à fait bien.


    Et répéta, d’un ton impérieux :

    - Bonny aussi, plus jouer ?


    - Mais oui, Bonny aussi, un jour… mais dans longtemps, longtemps, si longtemps que ce n’est pas la peine d'y penser!


    Et quand enfin elle retrouva son souffle, je crus que – comme un nouveau-né – elle allait se mettre à hurler. Et en effet elle se mit à hurler, mais elle hurlait des mots, des « Veux pas ! Veux pas ! … » sans fin avec des grimaces si douloureuses que son frais et charmant visage triangulaire devin d’une laideur simiesque
    (sic), tout plissé et tout cramoisi.


    Elle avait murmuré : « Et Sylva ?… «  et je n’avais pas osé répondre. D’ailleurs attendait-elle une réponse ? N’en était-ce pas une que sa question ? Elle dit « Et Sylva ?… » et regarda Nanny. Et en la regardant plutôt que moi, elle sentait bien, elle devinait bien, qu’elle se heurterait à une défense plus faible. Et en effet, sous ce regard, la pauvre Nanny faiblit, elle ne put cacher son émoi ni sa peine.  Elle tendit vers Sylva ses deux bras avec une expression de pitié, d’affection consternées. Mais loin de se précipiter, la jeune fille bondit en arrière. Elle nous dévisagea l’un après l’autre, avec une espèce de haine. Sa bouche s’ouvrit, mais elle ignorait les injures.  Alors elle tourna sur elle-même et s’enfui.

     

     

    VERCORS « Sylva » - 1961 – p.222-2

     

    Texte fondamental

     le plus fondamental qui soit.

     

     

     



    « « Faites votre travail au lieu de baver sur ceux qui le font à votre place. Vous êtes des lâches sans éthique et sans morale »tiens ! des qui savent encore parler français ! incroyable ! »
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  • Commentaires

    1
    roland
    Samedi 21 Août 2010 à 12:00
    sur la peur de mourir l'écrivain soviétique Valentin Kataïev (1897-1986 tu vois il est mort quand-même), l'auteur de la fameuse comédie "je veux voir Mioussov" n'était pas aussi con que tant d'autres et savait bien. Au début d'un de ses romans il écrit (traduction abglaise ! c'est tout ce que j'ai): "Petya was thirteen and, like all young boys, he was terrified by thoughts of death. Whenever someone he knew died, Petya's heart would be gripped by fear and he would recover slowly as after a serious illness"
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